Sélectionner une page

Bizarrement, Jeff Bezos est inconnu du grand public, alors même que chaque internaute est passé et passera un jour par la plateforme d’e-commerce qu’il a créée au milieu des années 1990, Amazon.com. Pour ceux qui connaissent son nom et son histoire, ou l’ont rencontré, les avis sont partagés entre son intelligence, sa persévérance ou sa capacité de résilience hors du commun que tout le monde reconnaît, et les dures conditions de travail qu’il impose à ses salariés. Sans parler des conditions faites aux fournisseurs de sa place de marché qui n’offrent aucune marge de manoeuvre.

Il suffit de voir le nombre d’articles paraissant chaque semaine dans le monde sur lui-même et ses entreprises, qu’il s’agisse du rachat du Washington Post, un des plus grand journaux quotidiens américain en 2013, ou de Blue Origin, une société de lanceurs spatiaux concurrents de SpaceX d’Elon Musk qu’il a créé en 2000, ou plus récemment de l’ampleur de sa fortune personnelle qui en fait l’homme le plus riche de la planète avec Bill Gates, pour saisir l’ampleur du phénomène. Quelle est donc sa méthode ? Comment aborde-t-il chacun de ses projets ?

Comme lors du premier article de cette série de portraits des leaders et influenceurs du monde numérique, en l’occurrence celui de Elon Musk, je vous propose de découvrir cette semaine Jeff Bezos. Mon but n’est pas de relayer ici une énième rumeur, ni de gloser sur ses  échecs passés et futurs. Cet article a pour objectif de prendre du recul, j’espère même de la hauteur, afin de dresser une liste des points clefs permettant de comprendre l’approche de Jeff Bezos dans chacun de ses projets. J’ai volontairement ôté dans les principes énoncés tout élément spécifique à un domaine en particulier, afin de les rendre le plus universel possible et à même de s’appliquer à de nombreux secteurs, si tant est que cela soit possible ou souhaitable. Je les utilise uniquement pour illustrer chacun des points. Je le vois plutôt comme une source de réflexion et un guide permettant de redéfinir l’approche d’un sujet d’innovation ou de rupture.

Il existe des moments clefs dans l’existence où il faut organiser sa vie et ses choix de carrière dans un « cadre de regret minimum ».

La prise de risque est un des traits caractéristiques et redondants des entrepreneurs, d’autant plus lorsqu’ils sont visionnaires. C’est le cas de Jeff Bezos lorsqu’il décida de fonder Amazon.com sans quasiment aucune ressource et avec l’aide de ses parents. Amazon est une histoire familiale.

« Qu’est-ce que tu racontes ? Tu vas vendre des livres sur Internet ? »

Telles sont les paroles des parents de Jeff Bezos lorsqu’il leur annonça son choix de quitter un emploi confortable dans un hedge fund (Desco) à New York, acteur du développement des premiers algorithmes dans le monde de la finance. Et c’est ainsi que, plutôt que de poursuivre une carrière brillante chez Desco où il côtoyait plus des mathématiciens et des experts scientifiques que des financiers, il décida de prendre une autre voie pour ne rien regretter.

« Je savais alors que, lorsque j’aurais 80 ans, je ne me soucierais pas de savoir pourquoi j’avais dit adieu à mes bonus de Wall Street en 1994, au moment le moins opportun qui soit. »

Observer les choses de façon différente pour en améliorer la compréhension.

Jeff Bezos a fait sienne la maxime d’Alan Kay « un point de vue vaut 80 points de QI ». Il souligne par là l’importance de tirer des leçons de chaque rencontre et chaque circonstance. L’écoute est primordiale pour faire la différence dans vos projets, quand bien même les propos de votre interlocuteur seraient contraires à vos idées ou bousculeraient votre propre vision. Dans les premiers temps d’Amazon, Jeff Bezos fut confronté à un cadre d’une maison d’édition furieux que le site présente des critiques négatives des livres, rédigées par les lecteurs ou certains employés d’Amazon. Selon lui son métier était de vendre des livres et non de les critiquer. C’est là un point de vue qui permit à Bezos de comprendre la véritable nature de son business :

« Nous ne gagnons pas d’argent lorsque nous vendons des livres. Nous gagnons de l’argent lorsque nous aidons nos clients à prendre des décisions d’achat. »

Cette prise de conscience scelle toute la stratégie mise en place depuis lors, fournir la meilleure expérience client possible, au risque de ne pas être compris à court terme. Mais plus que cela, cette affirmation illustre un point central à mon sens pour mener à bien un projet de business : se détacher de l’approche produit (« mon entreprise conçoit  telle produit ou propose tel service », ici « nous vendons des livres ») pour être capable de se définir par l’approche centrée sur le client (« mon entreprise aide telle type de personne à mieux… », ici « nous aidons nos clients à prendre des décisions d’achat. »). Ce changement de paradigme est essentiel dans un monde numérique.

Cette approche est au coeur de mon travail de consultant en transformation digitale et nourrit de nombreuses discussions avec mes clients chefs d’entreprises et cadres dirigeants. C’est un changement de perception et de vision parfois difficile à opérer car il remet en cause l’existant, et conduit à revoir l’ensemble de l’organisation et des process sous un nouveau jour. Mais c’est aussi l’occasion unique de fédérer tous les collaborateurs et d’envisager l’avenir plus sereinement en faisant adopter le projet d’entreprise par tous et à les associer à sa réussite.

Le long terme doit prévaloir sur tout le reste.

Lors d’un interview de Jeff Bezos pour la Harvard Business Review en 2013, le fondateur d’Amazon déclara : « if you’re long term oriented, customer interests and shareholder interests are aligned. In the short term, that’s not always correct. » Autrement dit :

« Si vous privilégiez le long terme, les intérêts des clients et des actionnaires s’alignent. Concernant le court terme, cela n’est souvent pas vrai ».

Il ne faut pas oublier qu’Amazon a créé l’e-commerce moderne et cette recherche d’innovation constante ne peut porter ses fruits que dans le temps long car, comme chacun le sait, l’innovation n’est pas une science exacte et les incidents de parcours sont nombreux pour aboutir à un résultat viable. L’innovation est faite de tâtonnements et de hasards qui génèrent des risques importants, ce que le marché déteste par-dessus tout dans sa course au profit à court terme.

Il n’est pas besoin d’être un acteur du CAC40 pour confondre vitesse et précipitation sous la contrainte du marché, ou négliger le respect du temps long. Cette nécessité temporelle s’impose à toutes les personnes et entreprises devant mettre sur le marché un produit ou un service, ou mener une transformation digitale à son terme. Je suis de mon côté souvent confronté à des clients qui ont tendance à vouloir griller les étapes, sous prétexte d’être « agile ». Ce terme revient bien souvent dans leurs briefs mais, comme le dit le dicton, « Rome ne s’est pas faite en un jour ». La vision doit être à long terme et l’exécution à court terme, à condition d’être structurée pour la mener à bien.

Ne pas limiter son horizon

Très vite, Jeff Bezos sut que la création d’Amazon.com ne visait pas à se cantonner à vendre des livres. C’est tout un secteur d’activité qu’il envisageait de créer grâce à une plateforme commerciale numérique universelle destinée à présenter et vendre tout ce qui existe. Amazon tire d’ailleurs son nom du fleuve sud-américain, le plus grand de tous, comme l’entreprise qui a vocation à être la plus grande plateforme commerciale au monde. À tel point qu’aujourd’hui Amazon vend plus de non-alimentaire en France que Carrefour et Leclerc.

En effet, Amazon n’est pas un acteur de l’e-commerce, c’est une plateforme numérique commerciale. Comme Google est une plateforme numérique d’information, Microsoft une plateforme numérique de productivité, Apple une plateforme numérique personnelle. Jeff Bezos a très vite compris qu’en atteignant une certaine taille critique, c’est l’ensemble du commerce, on et offline, qui serait le terrain de jeu d’Amazon. Grâce à la puissance et l’efficacité de sa chaîne logistique intégrée et de ses services dans le cloud (Amazon Web Service), bien souvent utilisés par ses concurrents, l’entreprise est capable de fournir un service vertical « liquide » sans aspérité dans le passage du magasin physique au magasin en ligne.

Il ne restait plus à Jeff Bezos qu’à déployer Amazon dans le monde physique. Il a à la fois racheté certains acteurs, le dernier en date étant la chaîne de supermarchés bio Whole Foods Market, mais il déploie aussi actuellement certains points de vente comme Amazon Go, un magasin connecté sans caisse, ou l’ouverture de librairies physiques, les Amazon Books, après en avoir fait fermé plus d’une. C’est une stratégie classique de désintermédiation / réintermédiation mais double puisqu’elle a lieu à la fois online et offline.

Ne pas avoir peur d’être incompris

Mener une stratégie à long terme amène à faire des choix difficilement compréhensibles car incompatibles avec la vision financière de la majeur partie des entreprises. La vision centrée sur le client est un acte de foi qui va à l’encontre des résultats financiers à court terme. Mais peu rapporter gros à plus long terme.

Satisfaire l’expérience client au détriment des bénéfices fut longtemps incompris. Lorsque Amazon lança la place de marché Amazon Market Place face à son propre site e-commerce, de nombreux analystes ont critiqué ce qui leur a semblé être un acte de cannibalisation de ses propres revenus. De même que le lancement du Kindle et le développement de la vente des e-books ont été perçus comme incompréhensibles face au produit phare qu’est le livre imprimé au coeur du business d’Amazon. Pourquoi Amazon se tire-t-il une balle dans le pied, pouvait-on lire ?

Si Amazon est devenu le leaders du e-commerce du monde occidental, pourquoi ne profite-t-il pas de sa position dominante pour augmenter les prix et générer un chiffre d’affaire plus important ? Encore et toujours la même réponse : la satisfaction client. Plus qu’une déclaration, c’est le critère d’évaluation et de pilotage de la stratégie de l’entreprise.

Savoir prendre des risques et apprendre de ses erreurs

Le terme intrépide revient très fréquemment dans le vocabulaire de Jeff Bezos. Cette intrépidité s’illustre déjà dans sa stratégie à long terme et s’appuie sur sa capacité à ne pas chercher à être compris. Jeff Bezos est entièrement concentré sur son objectif et a fait sienne la culture du Test and Learn difficile à accepter pour notre culture française de gestionnaire du risque maximale, quitte à devenir attentiste et immobile.

Lors de sa première lettre aux actionnaires d’Amazon en 1998, il déclara :

« Nous allons prendre des décisions non pas timides mais intrépides en matière d’investissement. Nous voulons augmenter les probabilités de gagner des positions clés sur notre marché. Certains de ces investissements seront rentables, d’autres non. Quoi qu’il en soit, nous aurons appris des leçons précieuses à chaque fois. »

Cette approche du business est aussi ce qui différencie Amazon de l’Apple aujourd’hui et du Microsoft des années 1990 et 2000. Du temps de Steve Jobs et de sa formule devenue célèbre, Think Different, l’intrépidité était de mise, de même que chez Microsoft du temps de Bill Gates, et de nouveau avec Satya Nadella, son nouveau PDG. Cette intrépidité est à la fois une question de caractère et le trait caractéristique des entreprises innovantes.

Satisfaire les clients avant tout

L’expérience client la plus aboutie possible est le résultat de nombreuses années d’observations et d’analyses qui ne trouvent leur confirmation que dans le temps et les effets d’échelle. Plus le temps passe, plus l’analyse du comportement client s’affine et plus les recommandations s’affinent. Ce qui augmente d’autant sa notoriété, et attire de nouveaux clients. Nouveaux clients qui à leur tour optimisent les recommandations de la plate-forme et affinent la connaissance client. Les algorithmes à l’origine des recommandations de produits sont d’autant plus précis qu’ils brassent des données nombreuses.

Il s’agit d’un cercle vertueux. Le cycle commence par une expérience client particulièrement agréable, qui conduit à un grand volume de trafic. Les clients satisfaits attirent alors encore plus de clients, principalement par le bouche à oreille. Cette croissance constante de clients attire d’autant plus de fournisseurs via Amazon ou sa place de marché, ce qui augmente d’autant plus l’offre disponible et attire toujours plus de clients par un choix accru. Sans cette vision à long terme, Amazon Market Place, Amazon Web Services, ou Amazon Prime, n’auraient pu voir le jour.

Afin de satisfaire l’attente du client par la proposition de services inégalés et la recherche des prix les plus attractifs, Amazon a déployé une stratégie commerciale de la terre brulée. Pour imposer des conditions commerciales aussi strictes et défavorables aux fournisseurs, Amazon a d’abord dû atteindre une taille critique pour imposer ses règles. Plus le service s’améliore, plus Amazon gagne de clients. Plus les clients sont nombreux, plus Amazon peut dicter les règles à ses fournisseurs. Jusqu’à représenter 30% du chiffre d’affaire mondial pour certains d’entre eux comme Hachette Livre.

En résumé

  • Jeff Bezos a construit sa stratégie à long terme sur la satisfaction client, quitte à ne pas suivre les règles du marché et à ne pas être compris,
  • Il a créé un standard de satisfaction et de service client que ses concurrents peuvent difficilement copier, grâce à sa stratégie à long terme qui lui a permis de collecter des données massives (Big Data) traitées par des algorithmes complexes sur les comportements d’achats des internautes pendant des décennies,
  • Il fixe lui-même les règles du jeu grâce à un cercle vertueux pour lui qui devient une dépendance et se renforcent pour ses fournisseurs au fur et à mesure que ses parts de marché augmentent,
  • Il renforce ses parts de marchés en intégrant on et off-line et il crée des synergies d’affaires grâce à son activité de logistique pour la distribution et la livraison des produits qu’il vend,
  • Il n’exclut aucun secteur d’activité, de l’alimentation au prêt-à-porter et jusqu’au monde du luxe en s’appuyant sur ses points forts (chaine logistique, infrastructure numérique, base de clientèle, etc.),
  • Son agilité lui permet de jouer avec les règlementations internationales qui deviennent pour des concurrents nationaux des freins plus que des avantages.